Kevin

Kevin


Vous ai-je déjà parlé de Kevin ? Je crois bien que non. Pourtant cela fait longtemps que je pensais vous raconter son histoire. Kevin est un patient que j'ai croisé en pédopsychiatrie il y a de nombreuses années. Et ce soir, c'est l'occasion de vous parler de lui.

Peu de gens le savent, mais j'ai eu la chance - ou peut-être pas - de faire un stage d'internat en pédopsychiatrie, en service fermé au CHU. Un service terminus. C'est à dire un service qui récupère tous les enfants que les autres services du département ne peuvent pas gérer. Et fermé, cela veut dire fermé à clef.

Pendant 6 mois j'ai donc été au contact d'enfants avec des parcours de vie terribles. Ce stage m'avait marqué. Je me rappelle que la chef de service nous avait demandé de ne pas garder pour nous ce qui nous était envoyé à la figure, dès le premier jour. Et elle avait raison.

Pour bosser dans un tel service, il faut avoir le moral. Je tiens en estime mes confrères qui y arrivent, et parfois qui y font carrière. C'est parfois violent. Très violent. Encore aujourd'hui certaines histoires me marquent encore.

Comme celle de Kevin.

Kevin avait 12 ou 14 ans, je me rappelle plus trop. Mais je sais qu'il était dans le service depuis plusieurs années. Son comportement rendait impossible toute possibilité de famille d'accueil. Et son instabilité psychiatrique, notamment dans la relation aux autres, ne permettait pas de le mettre dans un foyer.

Il vivait donc là, dans un service au couloir circulaire et à la porte principale fermée, avec un petit jardin entouré d'une immense barrière : une sorte de prison pour enfant. C'était l'impression que j'avais eu quand j'ai visité les locaux la première fois.

Kevin allait le matin à l'IME et revenait dans l'après-midi. Ainsi sa vie était rythmée, ainsi qu'au gré des enfants qui arrivaient dans le service et qui partaient, tandis que lui restait, toujours. C'était le plus ancien patient du service en présence. Plusieurs années. Mais je crois que je vous l'ai déjà dit.

Kevin était le cadet d'une fratrie de 5 ou 6 enfants, le seul mineur. Sa mère était absente depuis longtemps. Aucun contact. Son père était mort en prison. Non sans avoir avant fait subir à ses enfants des sévices sexuels, dont Kevin avait été la victime très jeune.

Il voyait une de ses sœurs de temps en temps, elle avait 18 ou 19 ans. C'était sa seule famille. Et en terme d'amis, difficile d'en avoir, des copains, quand on est comme Kevin, avec un rapport affectif aux autres totalement perturbé.

Il compensait son mal-être par la bouffe. A 12 ans je crois qu'il pesait 90 Kg. Certes il était grand, mais il impressionnait. Une masse, qui terrorisait les autres enfants. Quand il avait une crise clastique, il brisait tout dans sa chambre. Intolérant à la frustration. Probablement un besoin d'exister.

En plus il était à un âge où les hormones commençaient à le titiller. Son rapport aux autres était pathologique, très inadapté, à base de coups, ou de bisous et d'accolades.

On faisait pour le mieux pour l'aider, même si c'était une tâche qui semblait insurmontable.

Je me rappelle d'avoir un jour demandé à la chef de service l'avenir d'un tel patient. Elle m'avait dit "il restera avec nous jusqu'à aller en service adulte quand il aura l'âge, en toute logique". Puis elle rajouta "on verra son comportement à ce moment, mais il sortira probablement en appartement thérapeutique avec passage infirmier psy tous les jours."

Je me rappelle de Monique, infirmière chevronnée du service, qui me disait "il sera toujours socialement inadapté". Et elle m'avait dit une phrase terrible : "un jour il violera une fille, ou un garçon, il en a la force, et ne comprendra pas que c'est mal, il est intolérant à la frustration, et il le restera toute sa vie".

Cette phrase m'avait marqué, car je me disais qu'on parlait d'un enfant à peine entrant dans l'adolescence. Mais certes, très malade. Et j'avais de la peine pour cet enfant à l'avenir déjà brisé. Comme pour bien des patients que j'ai pu croisé dans ce service.

Et j'ai quitté le stage, et fini mon internat. Et un jour, le SAMU m'a appelé pour aller voir un patient : Kevin. J'ai dit au régulateur "mais je le connais très bien !". Ce qui semblait le surprendre.

Et c'est là que je l'ai revu pour la première fois. Il avait grandit, il était majeur maintenant.

Il était chez sa sœur en visite, mais avait un appartement à lui en ville. C'était le même Kevin, mais plus vieux. Immédiatement, quand on s'est vu, le rapport d'autorité que nous avions quelques années avant s'est remis en place.

Il se calma en ma présence, et on a pu discuter. Il faut dire que je l'avais souvent géré et recadré, lors de ses crises dans le service. J'étais un des rares soignants plus grand et plus imposant physiquement que lui. C'était toujours le rapport de force, avec lui.

Effectivement, il avait été en service adulte, puis maintenant en appartement thérapeutique avec passage tous les jours d'une équipe d'infirmiers psy. Ce qu'avait dit ma chef de service. A croire que c'était écrit.

Et puis, Kevin est devenu aussi un des chroniques d'une des structures SOS où je bosse de temps en temps. 3 ou 4 fois par an, il appelait et c'était moi de garde. Angoisses principalement. Besoin histrionique aussi. Alors je gardais un peu le contact.

Mes autres collègues ne le voyaient pas comme moi. Normal, j'avais été son soignant pendant 6 mois. Je sais d'où il était parti, même s'il n'était pas allé bien loin. Des fois aussi je le croisais en ville, où il traîne avec des SDF.

Du coups je lui faisais un signe de la main au feu rouge, et il venait papoter. Il me disait qu'il était suivi en psychiatrie, avec toujours passage infirmier tous les jours.

Je notais de temps en temps, mes nuits de visites, des mots sur le carnet de liaison, pour que l'équipe sache qu'il nous appelle, et le motif, et souvent le comprimé de seresta qu'on lui donne à ce moment là.

Et puis l'autre soir je suis allé au commissariat, pour les traditionnelles gardes à vues. Comme souvent, le chef de poste me dit "les réquisitions sont au bureau des cellules" et j'y vais, et je papote un peu avec le gardien.

Je lui demande si la nuit est chaude et là pour me donner la thématique il me montre le tableau velleda des gardés à vue avec la liste des motifs : alcool, alcool, alcool et .. ho, le nom de Kevin tout en haut de la liste. Sauf que ce n'est pas alcool le motif.

C'est 4 lettres.

Et là j'ai eu un flash, la phrase de monique. Comme quoi, c'était aussi écrit. Le gardien a bien vu que mon comportement avait changé, car troublé. Et je lui a dit "non non rien, la fatigue". Je ne pouvais rien dire.

Rien dire à cause du secret médical d'une part, et surtout, je n'étais pas sensé voir ce tableau. Et je ne voulais rien savoir. En tout cas je n'avais pas le droit de dire que je connaissais ce Kevin de la liste.

4 lettres qui glacent le sang.

Bien entendu mes pensées vont à la victime, mais aussi envers Kevin. Il est aussi une victime dans cette affaire, même si ce n'est pas à mettre sur la même échelle. Il est victime d'une histoire quasi écrite d'avance, que personne n'a réussi à empêcher.

Mais était-ce empêchable ? Depuis quelques jours cette histoire me trotte dans la tête. Je me demande forcément où cela a merdé. Le système n'a pas réussi à protéger la victime de Kevin. Mais le système n'a pas réussi à empêcher Kevin de commettre son acte. Il semblait presque prévisible.

Et la finalité ? Kevin ira probablement en prison, ou pire pour sa victime, il n'ira pas, car il est malade. Et si c'est la prison, il y découvrira probablement la violence que le médico-social avait tenté de lui épargner.

Bref, je risque de ne plus voir Kevin pendant un moment. Mais ce n'est pas pour autant que je ne penserai plus à lui, et à son terrible parcours de vie. Ainsi que toutes les victimes de cette histoire.

Cette histoire a été publiée sur mon compte Twitter à cette adresse :
https://twitter.com/DocPepper_FR/status/1298864737422381056

J'ai décidé de la réécrire, en la modifiant un peu.
Le rythme de paragraphes de moins de 280 caractères n'ayant plus lieu ici.

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