Najib

Najib

Aujourd'hui j'aimerai vous parler de Najib. 

Najib était un jeune adolescent que je croisais lors de certaines de mes nuits à SOS Médecins il y a quelques années. C'était lui qui appelait généralement. Pour son frère de 3 ou 4 ans. Ou pour sa sœur à peine plus jeune. Toujours le soir. Toujours pour des rhino-pharyngites. 

Je me rappelle de cet immeuble dans un quartier HML très populaire. Le genre d'immeuble au hall squatté par des jeunes, casque bling bling sur les oreilles, enceinte bluetooth braillante. Au passage, jamais de la très bonne musique. Et ce 14ème étage. Le dernier. La vue devait y être superbe, mais je n'ai jamais eu l'occasion d'y venir en journée.

Il y a des foyers où je ne suis pas à l'aise. Probablement à cause d'une très grande différence culturelle, même si j'ai appris à m'attendre à tout. Et cette famille en faisait partie : une mère qui ne disait jamais rien, ce jeune garçon encore imberbe qui semblait être le chef, et son frère et sa sœur qui semblaient lui obéir. Bien plus qu'à leur mère. Pour moi, c'était l'image du patriarcat poussée au paroxysme qu'un adolescent d'à peine 15 ans, sans le poil, la voix fluette, fût le chef de famille. Probablement en l'absence du père.

Je posais toujours les questions à la mère, quand elle était là, et c'était toujours Najib qui répondait. Quand je demandais les carnets de santé, c'était toujours lui qui me les donnait. Ils étaient d'ailleurs toujours à la même place, et la carte vitale toujours sortie à mon arrivée, sur la table basse. C'était toujours Najib qui était mon interlocuteur. Un jour il m'a dit, alors que je posais des questions en regardant la mère "elle ne parle pas français, je vais vous répondre". A la fin on s'y fait. De toute façon, je n'ai pas le droit de juger.

Et puis j'ai commencé à apprécier cette famille. Pourquoi ? Car elle était toujours respectueuse de mon travail, du fait que je me déplace à des heures pas possibles pour des rhumes. Vous n'imaginez pas le nombre de gens qui vous tendent, pardon, qui vous jettent la carte vitale au moment du règlement. Ou qui continuent à regarder la télévision pendant que vous auscultez les enfants, et qui râlent même quand on demande à couper le son. Najib anticipait toujours. Un peu trop même. Et c'est là que j'ai compris petit à petit.

Au décours de ces visites, quasi hebdomadaires pour moi, j'ai commencé à rester parler. Je pense que cette famille m'aimait bien, car je prenais le temps d'expliquer. Il faut dire que de nombreux collègues font des consultations à domicile en 4 minutes, carte vitale passée. Et avec cette famille, j'évitais. Ho! Je vais pas dire que je n'ai jamais fait non plus cette médecine fast food qui paye les vacances aux Maldives, mais dans cette famille, je voyais bien qu'il y avait une différence. 

Et puis un jour, quand je suis arrivé, ce n'était pas pour les enfants, mais pour Najib. Il avait 16 ans. Et une jambe dans le plâtre.

Najib m'avait appelé car il avait besoin d'une paire de béquilles, que les urgences n'avaient pas eu le bon goût de lui laisser, ni même une ordonnance. Il s'était cassé la jambe dans l'escalier. Et bien comme il faut. 6 semaines sans poser le pied. C'est là qu'il a craqué et qu'il s'est probablement livré pour la première fois à une personne extérieure. 

Najib était devenu le chef de la famille par obligation. Son père, alcoolique notoire et dépressif, avait disparu de la circulation. "Retourné au bled" d'après des cousins. Et sa mère, si elle ne parle pas, c'est parce que Najib m'a dit qu'elle était handicapée. Déficiente mentale. Ce qui expliquait son comportement, son mutisme.

C'est donc Najib qui organisait tout : les courses, les papiers, la gestion du budget. J'avais été interloqué qu'une telle situation passe sous les radars des services sociaux. Et cela expliquait pourquoi cet adolescent n'était pas de la même catégorie que ceux qui continuaient à squatter le hall de l'immeuble, toujours avec la même musique, les mêmes casques et les mêmes enceintes.

Cette visite dura plus d'une heure. Tant pis pour les Maldives. Mais elle était nécessaire pour que je comprenne ce qui se passait, et pour savoir si cette famille était en danger. Najib était terrorisé à l'idée d'être séparé de sa famille. Car sans lui, la mère irait en foyer, les enfants en famille d'accueil, et lui probablement aussi. Ce soir-là je n'avais pas un adolescent en face de moi, mais une personne d'une maturité qui force le respect. Il avait conscience des enjeux, de la situation.

L'argent manquait un peu, mais tout le monde mangeait. Ils avaient un toit. Les enfants étaient scolarisés. La maison était presque propre. Et je suis bien placé pour savoir qu'il s'occupait de leur santé. Par contre il m'avoua qu'au niveau scolaire, lui, il ne suivait pas. On ne peut pas être un brillant collégien le jour et s'occuper d'enfants en bas âge le soir. 

Alors qu'il me voyait troublé et un peu dans l'obligation de ne pas laisser cette famille en détresse, il m'expliqua qu'une tante allait venir sous peu. On téléphona même à cette tante. Elle me confirma venir sous 48h de Paris. Alors oui, j'ai laissé ainsi cette famille ce soir-là, ne sachant que faire, à part laisser mon numéro de téléphone personnel. Et je n'étais pas très bien.

Le lendemain j'ai pris mon téléphone pour appeler une ex-copine. Une ancienne petite amie avec qui j'étais resté très peu, mais qui était assistante sociale. Je crois que j'ai plus parlé ce jour là avec cette fille que je n'ai parlé avec elle quand nous étions ensemble. C'était une très mauvaise compagne, mais je savais que c'était une professionnelle sérieuse. Elle me fit la promesse de se pencher sur le cas de cette famille, qui d'ailleurs était sur son secteur.

Puis je n'ai plus jamais entendu parler de Najib. Ni de la famille. Ni de l'ex-copine. Sauf pour apprendre le décès de sa mère, quelques mois après. Je voyais déjà cette famille s'éclater, les liens se défaire. J'avais regardé sur l'historique du standard du cabinet : plus aucun appel pour demande de consultation à domicile. Même pas pour avoir du SOS 4 minutes.

Et petit à petit, les années passant, j'ai oublié. Bien entendu, j'avais toujours une pensée pour cette famille du 14eme étage, quand je rentrai dans cet immeuble, toujours gardé par les mêmes mélomanes assis sur les mêmes marches. Probablement par sentiment de trahison. Car Najib m'avait demandé de ne contacter personne. Ce que je n'avais pas osé faire à l'époque après réflexion.

Et un jour j'ai reçu un SMS. Bien des années après. Najib n'avait jamais perdu mon numéro. Il me remerciait. On échangea quelques mots. 

Au décès de sa mère, il était allé en famille d'accueil, très peu de temps séparé de son frère et de sa sœur. Car ils furent réunis rapidement ensemble dans une autre famille. Il a passé aussi un CAP d'électricien, malgré les difficultés scolaires et les retards d'apprentissage accumulés. Et il avait un CDI, et une copine. Et il était fier de me dire qu'il allait devenir le tuteur légal de son frère et de sa sœur.

A mon tour je le remerciais de m'ôter ce poids que j'avais depuis des années, à cause de ce sentiment de trahison. Car je n'avais pas respecté sa volonté. Car il était mineur et que je n'avais pas eu le choix, ne serait-ce que vis-à-vis de son frère et de sa sœur. Ils étaient si petits. 

C'est ainsi que dans ma voiture, alors que je venais de me garer pour aller à une visite, en quelques échanges de SMS, mon cœur s'est allégé d'un poids qui lui pesait depuis longtemps. Et j'ai pensé à ce garçon incroyable, jeté si jeune aux responsabilités d'une famille, qu'il n'avait pas hésité à prendre par amour de sa fratrie. Cet adulte devenu désormais un vrai adulte.

Et je suis entré dans l'immeuble de ma prochaine visite. Un petit immeuble celui-là. Et vous savez quoi ? Comme quoi certaines choses ne changent pas. Il n'y avait personne dans ce hall. Juste un haut-parleur diffusant une musique de merde.


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