Anne-Marie

 

Anne-Marie

Cette période de canicule me donne envie de vous raconter l'histoire d'Anne-Marie. 


C'était un dimanche d'été, sous la canicule. Déjà. On est pas accommodé, nous, les bretons, à ces vagues de chaleur en juillet ou août. Il va bien falloir s'y habituer pourtant. 


Médecin de garde, je faisais la tournée des EHPAD pour signer les certificats de décès et celle des campings proches pour soigner les agressions solaires ou autres coups de bambou. Quelques lucites parfois aussi. Pour soulager les maisons médicales de garde qui débordaient. Et oui, l'été en Bretagne, il y a plus de monde et moins de médecins. C'est parfois tendu et compliqué de voir un médecin. Et quand on est étudiant, ça fait gagner des sous le WE.

 

Et là on me demande d'aller voir Anne-Marie, 86 ans, à la ferme. Anne-Marie est "fatiguée". En fait Anne-Marie a du mal à respirer surtout, mais pas au point d'envoyer une ambulance. "Tu peux aller voir Pepper ? En plus la patiente à un accent d'enfer, on se comprend pas, j'ai besoin d'un coups de sthéto". OK, Vroum Vroum, la smart sur les routes en terre. 


A mon arrivée je suis dans un corps de ferme. Des hangars. Des modernes et des vieux en pierres. Deux maisons. Une toute moderne et une en pierre.

Des enfants qui jouent au milieu de tracteurs et autres outils. Bref, je suis dans une exploitation agricole familiale toujours en activité et qui s'agrandit avec les générations. Ça sent bon la campagne aussi, il doit y avoir des cochons dans une étable.


Je suis accueilli par la belle-fille qui m'accompagne vers la vieille maison, où vit Anne-Marie. J'en profite pour demander comment elle est au niveau cognitif. "Comment Docteur ?". Ha oui, pardon, si elle a toujours toute sa tête. "Ho, ça va, ça vient, vous savez, elle est solide malgré ses 86 ans !". 


A ce stade je vois déjà le tableau, classique. Anne-Marie fait probablement une petite poussée d'insuffisance cardiaque, la pompe marche pas bien, de l'eau dans les poumons, toussa toussa. Hop, je m'imagine déjà en train d'augmenter le furosémide pour quelques jours (le diurétique qui va vider un peu Anne-Marie de son trop plein d'eau) et repartir signer mes certificats de décès. Sauf que c'est pas ça.


J'entre dans la maison, et là, je constate que c'est celle d'une personne qui ne doit pas quitter souvent sa pièce de vie. C'est sombre. Comme toutes les vieilles maisons bretonnes, vous me direz, mais là c'est vieux. Vieux meubles foncés avec des piles de prospectus dessus, vieilles photos délavées passées aux UV, une table avec une toile cirée inondée de vieux journaux ou courriers. Une croix au dessus de la porte. Une autre au dessus de la télé. Y'a même un napperon sur la télé. 


Déjà en entrant dans la pièce je sais que je vais appeler le 15 pour l'hospitaliser. Elle respire vraiment très mal. Y'a pas qu'un peu d'eau dans les poumons, y'en a dans tout le corps. Le tableau d'anasarque. Les jambes sont deux gros poteaux avec aucune différence entre le tour de cuisse, de genou, de jambe ou de cheville. Et une sacré prise de godet. En médecine, un œdème qui prend le godet, c'est comme si vous plantiez votre pouce dans un camembert : ça garde la trace de l'enfoncement. Je vous laisse imaginer.


Les poumons c'est la catastrophe, on est au bord de l'OAP. Œdème Aigue du Poumon. De l'eau dans les alvéoles pulmonaires. Une noyade. Je fonce prendre l'O2 dans ma voiture. Coups de bol que j'en avais avec moi. J'appelle le 15, ils envoient une ambulance, direction l'hôsto local du coin où d'ailleurs je suis interne, dans le service de médecine où va très probablement être hospitalisée Anne-Marie. J'appelle par courtoisie ma co-interne qui est de garde aux urgences pour la prévenir. Elle dit rien, c'est l'apocalypse aux urgences, elle raccroche très vite. L'été, la canicule, c'est toujours tendu aux urgences.


Et puis c'est l'attente, car à part l'O2 j'ai rien d'autre pour l'aider. Quoi que si, j'ai le stock du traitement de la patiente ! Ça doit être probablement dans une vieille boîte en fer qui devait contenir des Traou Mads. C'est toujours dans ces vieilles boîtes, dans un tiroir qui s'ouvre mal, avec des ordonnances de 1998 et la pochette plastique de la pharmacie du coin ! 


Je ne demande pas à la patiente car quand je me suis présenté à elle, elle a tourné la tête avec un regard perdu vers sa belle fille d'un "C'est André ?", qui lui a répondu très fort en se penchant près de son oreille "Mais non, c'est Le Docteur". Pas un docteur, hein. Le docteur. C'est la première fois que je la vois. Je comprends qu'Anne-Marie, niveau cognitif, c'est pas top niveau. Ca explique probablement la télé éteinte et la patiente dans son fauteuil, seule, quand je suis entré. A attendre la mort depuis des années.


Je demande l'ordonnance. C'est bien ça, une ordonnance. Rien qu'avec les médicaments on peut deviner l'organe qui a probablement décompensé et donné le tableau d'anasarque. Moi je pari du cœur. Mais ça peut être le foie ou les poumons. Bref, l'ordonnance. Et le stock de furosémide qui va avec.


"Y'en a pas, Docteur". C'est donc avec infirmière, dis-je. "Y'a pas d'infirmière, Docteur ". Et là je comprends qu'Anne-Marie n'a pas de traitement. Rien. Pas de passage infirmier. Rien. On m'explique qu'elle est solide, comme ses parents, qu'elle n'a jamais eu de problème de santé particulier nécessitant d'appeler un docteur. Pas de médecin traitant depuis plus de 10 ans.


La belle fille a appelé le 15 car Anne-Marie toussait plus que d'habitude. Sauf que je regarde Anne-Marie, et franchement, son état ne date pas d'hier. Des œdèmes comme cela, c'est sur des années que cela évolue. En témoigne la dermite ocre. C'est la couleur brune cartonnée des jambes sur des vieux œdèmes qui ne se résorbent pas.


Et pendant que l'ambulance arrive, je demande si sa place n'est pas mieux en EHPAD. "Voyons Docteur, on s'occupe de nos parents ici, elle est bien mieux avec nous". Moui, bon, à mon avis elle serait mieux à l'hôpital, là. J’ai dû le penser très fort. "Vous savez Docteur, elle est entourée de ses petits-enfants, je passe souvent la voir, mon mari aussi". Je trouve qu'elle insiste énormément sur l'entourage social et familial. Ouais, c'est bien. Mais un suivi médical c'est bien aussi. Et puis on est l'été, l'hiver les petits enfants doivent être devant leur tablette et pas avec Mamie de l'autre côté de la cour. Parce qu'Anne-Marie, elle n'a pas quitté sa maison depuis longtemps, a priori.


Je demande pourquoi personne ne s'est inquiété de ses jambes. "Ho, Docteur, à son âge c'est normal, non ?". Donc pas vu de doppleriste. Et le fait qu'elle est sourde comme un pot et qu'il faut crier. "Ho, ça, c'est tous les vieux qui sont comme ça". Pas de prothèses ou d’ORL. Je ne demande pas de quand date le dernier bilan cardiaque, ce serait peine perdue.


La belle fille me dit "elle est déshydratée ?" Heu non, c'est même l'inverse.

"Car on fait comme ils disent aux infos : bien faire boire les personnes âgées ! Donc on lui fait boire beaucoup d'eau !". Aïe, je sais maintenant d'où vient la décompensation d'Anne-Marie. 


En fait Anne-Marie est une grand-mère comme tant d'autres. Elle a passé sa vie à s'occuper de sa famille et de sa ferme, qu'elle en est devenue un élément indéboulonnable. Née dans cette ferme, elle y décèdera, comme ses parents, entourés de ses enfants et petits enfants. C'est l'image qui m'a été véhiculée. Bref, une famille soudée, assurément. J'ai eu le temps de papoter, l'ambulance n'arrivait pas. Le 15 me disait "ça arrive, ça arrive, mais on en a aucune de dispo pour le moment, c'est tendu ici".  


L'ambulance est arrivée après plus de deux heures, je n'avais plus d'O2 depuis déjà longtemps. 


Le lendemain dans le service, pas d'Anne-Marie.


Elle était décédée entre-temps aux urgences sur un brancard. Seule.


Victime des déserts médicaux, de l’inconscience d’une famille, d’une canicule ou d’une transhumance estivale ? Je ne sais pas, moi, faites votre choix.




Cette histoire à été publiée à l'adresse suivante :
https://twitter.com/DocPepper_FR/status/1549074789373034502








 


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